Les dialogues de sourds

Le casting

Deux directeurs de casting attendent.
Une femme entre. Jolie, apprêtée, pleine de couleurs, lumineuse… Elle porte une moustache d’Hitler sur le visage.

DIRECTEUR 1 : Oh non, c’est l’autre qui se prend pour Hitler…

DIRECTEUR 2 : (choqué) Comment ça « l’autre qui se prend pour Hitler » ?

DIRECTEUR 1 : Ben tu vois bien, elle porte la même moustache.

DIRECTEUR 2 : Tout le temps ?

DIRECTEUR 1 : Je crois.

DIRECTEUR 2 : Mais pourquoi ?

DIRECTEUR 1 : En hommage, j’imagine.

DIRECTEUR 2 : Mais qui peut vouloir lui rendre hommage ?

DIRECTEUR 1 : Je sais pas moi, des antisémites… (à la femme) Asseyez-vous là, mademoiselle.

DIRECTEUR 2 : Mais c’est terrible ce que tu dis ?

DIRECTEUR 1 : Elle a bien le droit de s’asseoir.

DIRECTEUR 2 : Je parle des antisémites !

Voyant leur désaccord, la jeune femme n’ose pas s’asseoir.

DIRECTEUR 1 : (insistant) allez-y, allez-y…

LA FEMME : (très souriante) Merci c’est très gentil.

Elle s’assoit.

DIRECTEUR 2 : Elle a pas l’air antisémite pourtant.

DIRECTEUR 1 : Alors ça dans le genre préjugés… « La dame est gentille donc elle est pas antisémite ».

DIRECTEUR 2 : J’ai jamais dit ça !

DIRECTEUR 1 : C’est ce que ça sous-entendait.

DIRECTEUR 2 : Elle peut bien être gentille et antisémite, on va quand même pas la laisser passer le casting.

DIRECTEUR 1 : Pour quel motif ?

DIRECTEUR 2 : Mais parce que c’est terrible d’arboré cette moustache !

DIRECTEUR 1 : C’est peut-être une coïncidence.

DIRECTEUR 2 : Comment c’est possible ?

DIRECTEUR 1 : Elle ne le connait peut-être pas.

DIRECTEUR 2 : Qui ne le connaît pas ?

DIRECTEUR 1 : Je sais pas moi, des handicapés…

DIRECTEUR 2 : Mais c’est terrible ce que tu dis !

DIRECTEUR 2 : C’est vrai, quelqu’un qui n’a pas les facultés mentales pour comprendre le monde, le connait pas forcément.

DIRECTEUR 1 : C’est pas son cas, ça se voit !

DIRECTEUR 2 : Non mais ça y est, « elle a dit merci donc elle est pas handicapé ». T’en as encore beaucoup des comme ça ?

DIRECTEUR 1 : Des comme quoi ?

DIRECTEUR 2 : Tu devrais faire attention aux mots que tu emplois, tu pourrais être blessant pour certains.

DIRECTEUR 2 : Non mais et elle alors ?

DIRECTEUR 1 : Elle a rien dit.

DIRECTEUR 2 : Sa moustache !

DIRECTEUR 1 : On parle de toi là. Et excuse-moi te le dire mais je te trouve soupe au lait.

DIRECTEUR 2 : Excuse-moi d’être choqué quand je suis témoin d’antisémitisme primaire.

DIRECTEUR 1 : Tout de suite les grands mots ! Elle a peut-être simplement une volonté féministe de briser les clivages hommes/femmes. Elle choisit de casser sa condition précaire de femme jolie et soumise en arborant un signe distinctif d’une virilité naturelle, et en l’occurrence elle choisit cette forme particulière qui traduit une véritable volonté de puissance.

DIRECTEUR 2 : Mais c’est terrible ce que tu dis !

DIRECTEUR 1 : Oh t’as qu’à lui demander à la fin ! Ou lui dire de partir… mais fais le toi-même, je déteste être grossier.

DIRECTEUR 2 : C’est nous qui sommes grossiers ? (il indique la moustache)

DIRECTEUR 1 : On sait pas pourquoi elle porte cette moustache.

DIRECTEUR 2 : Enfin, c’est évident !

DIRECTEUR 1 : Tout dépend… C’est peut-être la carnation naturelle de ses poils.

DIRECTEUR 2 : Mais bien-sûr, c’est une femme à barbe !

DIRECTEUR 1 : Ah ça y est, maintenant elle est bonne à mettre dans un cirque ! C’est une moustache en plus…

DIRECTEUR 2 : D’Adolph Hitler !

DIRECTEUR 1 : Chut enfin, ne dit pas ce nom-là trop fort.

DIRECTEUR 2 : Oh oui ce serait de trop…

DIRECTEUR 1 : C’est peut-être juste une femme de convictions. Et ça tombe bien, le personnage meurt pour ses idées, ça peut le nourrir.

DIRECTEUR 2 : Pour interpréter une humaniste convaincue ?

DIRECTEUR 1 : Il savait convaincre lui aussi…

DIRECTEUR 2 : Mais c’est terrible ce que tu dis !

La femme se lève.

LA FEMME : Excusez-moi, je n’ai pas pu m’empêcher de prêter l’oreille. Rassurez-vous, je ne suis pas antisémite.

DIRECTEUR 1 : Ah, tu vois !

DIRECTEUR 2 : Mais alors, pourquoi portez-vous cette moustache ?

La femme sourit de manière extrêmement douce.

LA FEMME : c’est une longue histoire…

Elle s’apprête à parler mais un violent spasme à la poitrine la terrasse. Elle meurt sur le coup.

DIRECTEUR 1 : (ému) Elle aurait été parfaite pour le rôle…

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