Un morceau de brioche
La cloche sonne. Elle surgit dans la rue, cours et cours encore. A gauche. Elle reprend son souffle en marchant un peu. La maîtresse l’a félicitée pour son exposé sur Neptune, une planète tout à fait mésestimée à son goût. Elle est impatiente de le dire à sa grand-mère. La course reprend. Un arrêt au passage piéton, c’est vert, elle regarde quand même de chaque côté, traverse. Et cours encore sur les derniers mètres. Le portail, les trois marches et la porte de la cuisine s’ouvre à la volée – chez sa grand-mère on entre directement dans la cuisine, pas comme chez cette bêcheuse de Cathy chez qui il faut traverser le « vestibule ». Heureusement que le mot est drôle sinon personne n’irait chez Cathy.
– Mamie !
Du salon attenant, mamie répond :
– Ma chouette ! Les mains et les pantoufles !
Elle se débarrasse de son cartable et de son manteau, retire ses chaussures et se lave les mains rapidement. Le torchon ? Peut importe, le jean fera l’affaire.
Quelques pas engloutis en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Mamie pose ses mot-fléchés et met en sourdine Nina Simone.
– Mamie ! Mon exposé sur Neptune ! Eh ben, eh ben, la maîtresse a beaucoup aimé !
– Bravo ma chouette !
– Bah oui, Neptune c’est pas du tout une planète nulle.
Sur la table basse, le goûter est déjà prêt. De la compote de pomme, de la brioche et du jus de fruit. Elle s’assoit sur le tapis pour commencer à manger en racontant sa journée.
– … Et Julie, elle a dit que Glouglou il est un peu bête, mais Nathan il était pas du tout d’accord parce que le vert c’est sa couleur préférée, même sa trousse elle est verte en plus…
Si on lui demandait, elle dirait sûrement que ce sont ses moments préférés : quand elle prend le goûter avec mamie en papotant.
Après, elle fera ses devoirs, puis elle lira un vieux bouquin – ils sentent un peu bizarre mais ils sont passionnants, comme celui sur le système solaire qui l’a fait s’intéresser à ce qui est très vite devenu sa planète préférée, ou celui juste avant sur les pirates – ou bavardera gaiement avec sa grand-mère jusqu’à 18h30 ; heure à laquelle sa maman vient la chercher. Le tout, au son crépitant de Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan ou Aretha Franklin sur le tourne disque.
Sa maman, elle remplie des cases dans des tableaux sur l’ordinateur toute la journée. C’est pas très claire comme histoire, si vous voulez son avis. Mais comme le dit maman : faut bien faire bouillir les pâtes – ou un truc dans le genre.
Son papa, il a disparu en mer. Les gens qui le cherchent rament un peu et ne sont pas très nombreux car on ne peut pas mettre des centaines de chercheurs sur chaque papa qui disparaît. Mais elle suit leurs avancées avec attention. Parce qu’il y a beaucoup de mers, alors il faut de la méthode. Celle qu’elle a mis au point est imparable : bien fouiller chacune d’entre elles, l’une après l’autre, en partant de tout à gauche du planisphère. Dans sa chambre, elle coche les longitudes. Très grande tranche : il faudra au moins 30 jours. Celle-ci est plus petite : juste dix jours. Selon ses calculs, ils en sont à la moitié de la mer de Baffin, entre le Canada et le Groenland. Heureusement qu’on sait qu’il est dans l’hémisphère nord. Et heureusement que les gens qui cherchent sont aussi méthodiques qu’elle – mais hé ! Ce sont des professionnels.
Elle aime bien le mardi. Le lendemain il n’y a pas école alors, avec maman, elles restent dîner chez mamie et elles jouent toute la soirée à des jeux de société. Des fois, elles regardent un film à la télévision. Surtout ! C’est le soir où on ne se lave pas. Mais on n’est pas mardi et à peine rentré qu’il faut déjà perdre au moins 30 minutes – 30 minutes, rendez-vous compte – dans la salle de bain, alors qu’elle n’a pas finit l’histoire d’une exploratrice au Népal racontée et illustrée dans les pages de son magazine. Le scandale !
Oh ! Faut en parler de son magazine. Il y a tout dedans : de l’aventure, du suspens, du rire, du frisson… un vrai coffre au trésor d’émotions ! Et des découvertes incroyables ! Par exemple, cric-crac devinette : quel est le point commun entre le petit orteil et le lynx ? Ils sont tous les deux en voie de disparition. Futur sujet d’exposé ! Autant dire que depuis qu’elle sait ça, elle fait rudement attention à ses orteils. Pour les lynx, c’est plus compliqué, maman dit que l’appartement est trop petit.
L’appartement est trop petit pour tout, de toute façon. Une piscine ? Pas la place. Un saule pleureur ? Pas la place. Un trampoline ? Pas la place.
– Haaaaaan ! Et ben tu sais pas ce qu’elle a dit ma mère ? Que les licornes ça existent pas ! La trahison ! Tout ça parce qu’elle en veut pas chez nous !
Et cette bêcheuse de Cathy :
– Hé ben moi, je suis sur que si je demande à ma mère, on pourra en avoir une de licorne.
Gnagnagna ! Et elle dormira dans le vestibule ? Non mais en fait, elle est sympa Cathy. Elle a toujours de supers histoires, on rigole bien avec elle. C’est juste des fois qu’elle est bêcheuse. Et, tout bien réfléchi, une licorne c’est pas pratique dans un appartement :
– Ça peut péter un arc-en-ciel n’importe quand et je pourrais pas dormir avec autant de lumière. En plus, si ça se trouve, ça pue un arc-en-ciel, on sait pas.
En effet, aucune des histoires qu’elle a lues sur les licornes ne le précise. Comme quoi, quand on se donne la peine de penser un peu, on évite pas mal de bêtises.
Pas mal, mais pas toutes ! Pas facile de réfléchir tout le temps, de penser à tout. Et les adultes ont souvent du mal à voir les choses dans le bon sens. Soyons clairs : ils se contredisent carrément des fois. Par exemple, le bain de boue dans le jardin de Lucie, c’était une super idée. Est-ce leur faute, à ces gamines, si on leur a interdit de se servir du four pour faire chauffer l’eau ? Est-ce leur faute s’il faisait même pas 5 degrés dehors ? C’est pas elles qui font la météo quand même ! Elles, elles voulaient juste faire comme à la télé. On leur dit :
– Maintenant les filles, vous vous calmez un peu.
Eh ben pardon, mais à la télé, les bains de boue, ça marche pour se calmer. Parfaitement incompréhensible de se faire gronder. L’injustice !
Lucie a été punie toute une semaine. Plus le droit de sortir, même pour aller à l’école. Ses parents ont été convoqués par la maîtresse. Il a été question de trouver d’autres parents moins sévères. Mais, apparemment, ce n’est pas à la maîtresse de leur dire comment éduquer leur fille. Qu’est-ce que c’est que ces privilégiés, tout le temps en vacances, qui n’ont quand-même pas un boulot bien difficile, qui passent leur temps à se plaindre et à faire la morale ? Elle ferait mieux de faire son boulot correctement au lieu de se mettre en grève tout le temps.
Mais elle, elle sait que la maîtresse n’a pas un boulot si facile. Elle sait que des fois, avec ses copains, ils chahutent dans la classe, gigotent, discutent, se chamaillent et qu’ils piquent des colères. Elle sait que la maîtresse leur explique dix fois s’il le faut, qu’elle demande cent fois par jour le silence et un peu d’attention. Elle sait que 30 enfants dans une petite salle de cours, c’est du sport pour un seul adulte.
– Non mais devenir maîtresse, jamais de la vie ! Entre Paul qui s’est fait pipi dessus, Emma qui a troué son collant – c’est quoi ces collants qui ne résistent pas à un petit croche-pied ? – ou Barnabé qui a ENCORE oublié son cahier ! Non non non ! Moi je veux devenir exploratrice de Neptune et vétérinaire pour lynx. Et j’aurais une ferme sur Neptune où tous les lynx y seront plus en voie d’extincteur.
– Ça, ça en est un beau projet ma chouette ! Mais on dit « extinction » je crois.
– Non, c’est extincteur, c’était dans mon magazine.
– Je pourrais y vivre aussi dans ta ferme sur Neptune ? Je crois que ça me plairait bien à moi aussi de changer de planète.
– Bah oui mamie, mais il faudra faire du trie dans tes disques, on pourra pas tous les amener. Dans la fusée, on fera surtout de la place pour les lynx.
Un morceau de brioche, une compote de pomme, et Nina Simone qui entonne I wish I knew how it would feel to be free. Si on lui demandait, elle dirait sûrement que ce sont ses moments préférés : quand elle prend le goûter avec mamie en papotant.